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Nous avons tous en nous, plus ou moins, un fond de nostalgie diffuse, celle d’un paradis perdu … Définitivement perdu.

Un rêve enfoui au plus profond de la mémoire collective, rêve d’une société idéale, sans conflits, où chacun vivait libre et heureux … Mais ce monde idéal qui nous a été ravi à cause d’une pomme, diront certains, n’offre pas le même visage pour tout le monde.

Certains y voient le temps béni de l’individualisme parfait: l’homme s’auto-suffisait, il constituait un individu autonome, libre de toute attache. Il vivait seul, en famille ou au sein d’un petit clan parfaitement autarcique. Il constituait l’idéal du bon sauvage avant la perversion sociétale. D’autres y voient le temps non moins béni d’une vie idéale en société , à l’image de la tribu primitive où tout se partage, où l’individu se dilue harmonieusement dans le Tout constitué par le village, ses règles et ses rites admis par tous.

Mais les pépins s’accumulèrent dans la pomme devenue celle de la discorde. Avec la division du travail et la commercialisation, l’idéal se dilue dans les nécessités imposés par la vie dans une nouvelle société, la société marchande ….

Adam, chassé de ce paradis égalitaire, de ce monde d’abondance, devra retrousser ses manches et se mettre au travail. Dur, dur … Caïn, celui qui choisira l’industrie à l’agriculture et l’élevage, qui misera sur l’exploitation des matières premières offertes par la Terre, qui inventera l’outil et tout ce qui s’en suivra, est banni par Dieu. Il engendrera pourtant la lignée des forgerons, des casseurs de pierres, des broyeurs de minerais, des maîtres du feux, … des industriels …

 

L’Homme n’aura alors de cesse de retrouver ce paradis perdu, chacun à sa façon, avec ses propres outils, sa propre vision d’un monde intermédiaire, transitoire, en attente perpétuelle de l’abondance disparue … Les Chrétiens patientent dans un monde soumis au labeur, au travail, aux larmes. Un monde châtié, victime de la faute originelle. En attendant la Parousie, le retour du Christ et l’avènement de la Jérusalem céleste sur terre.

Et dans l’attente de cette issue heureuse, charge à la société de trouver un moindre mal, la Loi et l’Etat, pour que chacun respecte plus ou moins l’autre, pour réguler les antagonismes, tempérer les inégalités en les justifiant la plupart du temps. Bref, faire en sorte que, selon Hobbes, « l’homme ne soit un loup pour l’homme » qu’en temps de guerre où l’on peut alors s’étriper légalement … Mais encore fallut-il imaginer, pour faire coexister tous ces intérêts particuliers, un pacte, un contrat que de nombreux penseurs s’efforceront de concevoir, tel Rousseau et son « Contrat social ».

Ainsi, la société des « Lumières » mettra au monde la pensée libérale, au sens politique et positif du terme, affranchissant l’individu du joug de la religion et du pouvoir absolu. L’individu est désormais libre et autonome, pleinement responsable de ce qu’il est socialement.

 

La pensée moderne, issue du XVIIème siècle, engendre donc le libéralisme, hymne aux libertés, mais aussi ses effets économiques et sociaux pervers qui culmineront dans le néolibéralisme que l’on connaît. Mise en scène de l’individu égoïste, tourné vers lui-même, qui va pouvoir donner libre cours à son « mérite » et son talent dans la pratique du « doux commerce » sensé pacifier tout ce petit monde … Ainsi l’homme égoïste, à la recherche de son intérêt bien compris, œuvre en même temps à l’intérêt général. Le maître mot: Liberté ! En particulier celle de la circulation des capitaux et de la concurrence qui devraient harmoniser, au fil de la croissance, les inégalités et mettre de l’huile nécessaire aux rouages étonnants de cette machine à faire le bien général tout en cherchant le profit maximal pour soi …Une pensée inscrite dans le fil linéaire de l’Histoire, guidée par le progrès et la quête de la croissance maximale, pour enfin retrouver un jour la société d’abondance tant rêvée et espérée, société idéale où les inégalités se dilueront dans la profusion des biens…

 

Parallèlement à ce système, se met en place, au XIXème siècle, une autre démarche, apparemment aux antipodes du libéralisme, mais qui finalement suit la même ligne directrice. Socialistes et Marxistes vont miser, pour retrouver cette même société d’abondance, non pas sur l’individu isolé mais sur l’individu relié aux autres dans un peuple solidaire. Pour ce faire, selon Marx, il faut passer par l’étape transitoire mais nécessaire de la dictature du prolétariat tant que le stade de l’abondance n’est pas atteint. Là aussi, une pensée inscrite dans le fil linéaire de l’Histoire, tendue vers le but final: la quête du paradis perdu. Le moyen: là aussi, produire et produire toujours plus au point de perdre en route le but affirmé et d’aliéner les individus qu’on pensait sauver, des individus qui se sont finalement dissous dans une société communiste qu’on espérait libératrice…

Un même schéma … tantôt privilégiant l’individu souffrant, lourd de la dette du péché originel, tantôt mettant en scène un individu apparemment libre mais complètement isolé des autres, en compétition constante, et tantôt un individu aliéné et dilué dans le grand Tout de la société …

 

Mais revenons au néolibéralisme puisque le communisme stalinien est mort de sa belle mort en 1989, laissant la place libre ... Il y a une dimension du néolibéralisme qu'il faut prendre en compte, un aspect profondément pernicieux qui tend à isoler de plus en plus l'individu. Le néolibéralisme est un hymne à l'individu "autonome" du moins ce que l'on cherche à faire passer pour autonome et libre. En fait, la "liberté" peut être un grand facteur d'oppression, insidieuse, si elle nous sépare des autres ... Et perversion suprême: le néolibéralisme, par le conditionnement des esprits, tend toujours de plus en plus, au sein d'une compétition généralisée pour une croissance maximale, à isoler l'individu devenu un combattant du système. C'est une forme de nouvelle forme de féodalité généralisée que les serfs modernes servent avec humilité car ils ont trop à perdre, un servage consenti et relativement supportable puisque ce que le système nous ravit, cette part de nous-mêmes qui aspire à autre chose, est compensé par une offre de biens toujours renouvelée. . Un conditionnement tel que nous acceptons ou endurons notre propre servilité d'homme soi-disant libre mais amputé d'une partie de lui-même, le rapport aux autres. Chacun se replie sur soi-même, vaincu ou persuadé d'être vainqueur d'une compétition qui abime les vainqueurs autant que les vaincus. Un cadre supérieur contraint de licencier des collègues n’est pas forcément bien dans ses baskets … Toujours réactiver les désirs pour produire plus ... au moindre coût, aux dépens d’un environnement épuisé et sacrifié …

Le « contrat social » de Rousseau, réanimé après la seconde guerre mondiale par le Conseil National de la résistance, est brisé … Depuis les années 80, nous sommes entrés dans l’ère du Marché, plus isolés, asservis et endettés que jamais.

L’individu « libre » mais malade de se sentir floué et asservi s’isole de plus en plus. Autre réaction possible: le repli, non pas individuel, mais au sein de petites communautés où l'on recrée le lien social perdu mais sous la forme d'agrégats communautaires isolés les uns des autres. Mais le lien social reste discontinu, parcellisé, atrophié. Entre l'isolement (causé par le néolibéralisme) et la mort de l'individu agrégé au Tout, à la masse (société communiste ou totalitaire), il reste à réinventer une société qui prend en compte tous les aspects de l'Humain: son besoin d'être Soi et son besoin d'être avec ...

 

L’Humain est ainsi fait, un être complexe tourné à la fois vers soi et vers les autres, un être qui a besoin de spiritualité, de culture, de beauté, de relations tranquilles au monde et à autrui, de temps pour lire, penser, aimer, découvrir, échanger … ou ne rien faire. Un être qui ne peut se sentir complet qu’en symbiose avec une nature qu’il n’avilit pas. L’Humain n’est pas fait pour une vie de travail forcené imposé par le diktat d’une doctrine qui se prétend « naturelle » et universelle et ne propose qu’un sacrifice perpétuel sur l’autel de l’argent et du profit animé par les braises permanentes de désirs artificiels …

Les grands regroupements à ciel ouvert, meetings, concerts manifestations, outre l’aspect grand messe qui peut gêner certains, ont peut-être un sens profond finalement. Ils témoignent de ce besoin urgent d’une politique moins formatée et moins technicisée, une politique qui réintègre toutes les dimensions de l’homme, et en particulier la chaleureuse relation à l’autre, l’espoir renouvelé partagé en commun, sous la pluie ou sous le soleil … dans l’attente d’une autre société …

 

Daniel PERON

 

Lecture:

« Le contrat social », JJ Rousseau

« La dissociété », J Généreux

« La méthode » E Morin

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